pdf du texte de l’exposition par Eric Stéphany

    Dans la nuit du 31 décembre 1953, Bernard Glüksmann dit Stanislas Rodanski, âgé alors de vingt-sept ans, entre volontairement à l’hôpital psychiatrique de St-Jean-de-Dieu, à Lyon. Il n’en sortira plus et il y mourra, vingt sept années plus tard, enfermé dans le silence, en proie à ses chimères. Après avoir longtemps cherché une ville imaginaire, c’est en «saint de sa propre règle», en quêteur d’absolu, en chevalier mystique, qu’il entre à l’asile : « Voué à mon astre glacé, je me suis dit que séduire, c’est prendre de court avec le temps. » dit-il. Il y a quelque chose comme une accélération esthétique dans la phrase de Rodanski et la vitesse est certainement un acteur masqué de la nouvelle exposition personnelle de Jules Dumoulin A l’Ombre des ailes de voiture qui se tient à la galerie Javault - Eva Pritsky du 6 au 24 septembre 2023. L’artiste a choisi de faire planer le fantôme de Rodanski sur ses oeuvres en empruntant une partie du titre du
seul livre publié du vivant du poète. Ce n’est pas un hasard s’il se réfère à cette figure de l’ombre et en arrière-plan, à toute une équipée de sublimes voyageurs : dans la «taverne des ratés de l’aventure», on croise les figures tutélaires de Rodanski, Jacques Vaché, mort d’overdose d’opium à vingt-quatre ans ou encore Arthur Cravan, disparu au large du Mexique à trente-et-un ans : autant de destins poétiques envolés, qui à bout d’ailes, se sont redéployés dans l’immensité des mots qu’ils ont laissés.

    La nouvelle exposition personnelle de Jules Dumoulin se révèle comme le scénario d’un crash sublimé: un ensemble de sculptures de cire dont les derniers soubresauts dialoguent avec la peinture et qui méritent que l’on remonte leur parcours : depuis sa formation à la Villa Arson, Jules Dumoulin à l’habitude de récupérer, de ramasser, de collectionner des objets, des artefacts trouvés dans la rue, au grès de ses
pérégrinations. Comme pour toute une génération d’artistes, la rue demeure le premier fournisseur de matériaux. Après un grave accident de scooter, qui selon ses mots, a déterminé un avant et un après dans sa vie d’artiste, un peu comme une remise à zéro du processus de création, une réinitialisation du travail en somme, s’est progressivement opéré un glissement formel et sémantique: Jules Dumoulin s’est mis à tomber, « accidentellement » dans la rue sur des éléments de véhicules cassés : des ailes de voiture, des carénages de scooters, des phares, des pièces de moteur, des visières de protection. Ainsi c’est un vocabulaire formel, issu des différentes enveloppes protectrices des véhicules, qui s’installe dans ses recherches plastiques : et d’atelier en atelier, d’étape en étape, de ville en ville, comme une cire de Paul Thek qui aurait fondu sur la
carrosserie démantelée d’une Cadillac de Cronenberg, ces objets trouvés sont finalement moulés. Le moulage opère comme la répétition d’une forme et soudain, cette nouvelle matérialité, la cire, donne à ces formes, selon les mots de l’artiste « une valeur qu’elles n’avaient pas ».

    A l’instar de ces fac-similés en cire que l’on trouve parfois dans les vitrines des musées, à mi-chemin entre l’artefact scientifique et l’objet précieux, les premières contre-formes, comme Ruine et Petite Ruine, (moulages de moteur de voiture, Nice, 2019) , ou T-MAX (moulage d’un avant de scooter, Marseille, 2019) ou encore Ce Truc (moulage de phare de remorque, Nice, 2019) et Ce Truc Pendu (moulage d’avant de
scooter, Marseille, 2020) ne sont pas sans rappeler le moulage d’espaces vides opéré par Rachel Whiteread quand elle remplit le dessous d’une chaise ou l’intérieur d’une armoire et cette façon d’opérer un déplacement formel et d’usage sur des objets du quotidien. Mais si avec les premières cires coulées et teintées comme This Guy, (2020) ou Romero, (2020), Jules Dumoulin déploient les gestes traditionnels du sculpteur qui moule et contre moule, il étend très rapidement la gamme de ses variations formelles en superposant les surfaces, les calques et y appliquant un geste de peinture. Progressivement l’artiste s’est
mis à estamper au pinceau les cires teintées, et comme un peintre, à choisir une palette précise pour teindre ses pâtes. Là encore, les pigments comme les batons d’huile colorés qui servent aux mixtures de ses cires, tous ces matériaux ont atterri, un peu par hasard, dans les mains de l’artiste. Comme si, de l’objet initial ramassé sur le trottoir aux tonalités colorées des cires qui le moulent, chaque élément constitutif de l’oeuvre échappait au choix de l’artiste qui ne serait là, en somme, que comme chef d’orchestre de l’agencement
des rebuts de l’aventure. Les cires de Jules Dumoulin sont installées au sol ou suspendues ici, comme les derniers artefacts, désarticulés et flamboyants, d’une course folle à l’ombre des ailes de voiture.

    La légende raconte que Rodanski et ses amis ont été exclu du mouvement surréaliste par Breton. Ils créent en 1948 la revue NEON (1948-1949) dont les sous-titres énigmatiques et poétiques qui l’accompagnent peuvent aussi servir de bande-son aux sculptures de Jules Dumoulin : « N’être rien, Être tout, Ouvrir l’être / Néant, Oubli, Être » (pour les numéros 1, 2, 3) puis « Naviguer, Eveiller, Occulter / Nacce, Oiseau, Etui » (pour les numéros 4, 5). Jules Dumoulin navigue dans les villes, à Marseille, à Nice, à Paris. N’être rien, être tout. Comme ces rebuts sans qualité dont il faut lire les potentiels formels. Ouvrir l’être des choses. Néant. Oubli. Recommencer. Être à nouveau. Naviguer encore, Eveiller, occulter. Cacher sous les pigments et les vernis, les réalités formelles d’un corps démembré. Répéter. Réitérer. Travailler les peaux, les calques, les étuis. Et comme un oiseau s’envoler. A l’Ombre de.

    La série de sculptures la plus récente s’intitule simplement Ailes (2023). Elle aligne une variation du même motif sur les murs de la galerie. Sérielle, l’installation déploie en face à face, la forme triangulaire et renversée d’une aile de voiture qui se répète sous différentes variations chromatiques. De grands triangles ailés s’offrent comme des sortes de négatifs de « feuilles de vigne femelle » (Duchamp 1951), des contre-formes d’enveloppes, d’étranges peaux retournées. Des couleurs coulent le long de ces carénages flottants et le jeu des courbes, des lis et des tons renvoient parfois aux habilités chromatiques des grandes ailes d’oiseaux d’Albert Dürer (« L’aile de Rollier » 1512).
Les cires coulées semblent avoir pris leur envol et elles nous parlent de peinture maintenant. Comme si l’artiste renversait ici devant nous le destin d’Icare. Prendre de la hauteur pour admirer la vue et s’éloigner des dangers de Crète avaient signé sa perte et ses ailes de cire avaient fondu au soleil. Il semble qu’au contraire, les cires de Jules Dumoulin, dans leur plasticité formelle et chromatique ont permis à l’artiste de « prendre de court avec le temps » et de faire s’envoler les débris du passé.


Eric Stephany, Paris, Septembre 2023
ouvert du jeudi au dimanche de 14h30 à 19 h et sur rdv
galeriejavaultevapristky@gmail.com
0603844312

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